Mémoires d'un Maître Faussaire de William Heaney

William, la cinquantaine, laisse mollement sa vie s'écouler toute seule... Président d'une ONG influente de protection de l'enfance, il chasse la monotonie en escroquant des collectionneurs de livres anciens tout en reversant les bénéfices à l'association d'aide au SDF d'Antonia, mal vue des politiques. Divorcée, son existence est quelque peu sinistre et ce n'est pas ses soirées régulières au pub avec deux amis, et complices, qui le sortiront de son spleen.
Et ensemble nous étions tombés. Depuis trois ans, nous nous retrouvions tous les quinze jours, sans faillir ou presque. Ca, c'est de la fidélité. Nous formions ce que les féministes des années quatre-vingt vêtues de salopettes ridicules baptisaient un groupe d'entraide, sauf qu'on ne lui donnait jamais ce nom. C'était un club de beuverie, de gueuletons, et certains soirs un club-pour-rire-jusqu'à-ce-que-la-morve-vous-jaillise-du-nez. Vous pouvez en dire ce que vous voulez, mais nous nous faisions beaucoup de bien mutuellement.
Dans l'absolue, il n'y a rien là-dedans d'exceptionnel ou de quoi se rouler dans la dépression à un détail près : William voit des entités obscures attachées aux gens, qu'il a baptisé "démon", et dont l'apparence reflète les problèmes qui travaillent leur possesseurs, y compris lui même...
Croyez-moi, ça n'a rien d'une blague. La première fois qu'on rencontre cette matière sous la forme de ces créatures, on a l'impression de se faire écorcher vif. La terreur qui vous envahit est telle que le fluide de vos yeux paraît geler à leur vue.
L'un des démons prit conscience de ma présence derrière la porte. Il se retourna lentement, me jeta un coup d'oeil indifférent puis reporta son attention sur Antonia. Les traits de leur visage sont globalement indistincts : comme si une divinité mineure avait conçu un prototype sans la profusion de détails de la Création. Mais bien que leurs traits soient flous, ce sont des individus uniques, aux expressions lisibles. Pour l'heure, ils paraissaient tous occupés à chercher une faille dans son raisonnement, un moment de faiblesse ou dépuisement psychique, une fissure. Ils craignaient Antonia. Ils ne pouvaient l'approcher. Pour eux, une lumière invincible brille autour d'elle et c'est pour cette raison qu'elle les fascine.
Obsédé par une faute au cours de ses années universitaires, William traine donc sa croix. Peu après le début du récit, son existence prend un tournant : une jeune femme fascinante cherche sa compagnie, son fils ne supporte pas l'école publique qu'il lui a choisit, une de ses filles et son petit ami vient loger chez lui, Seamus SDF vétéran de la première guerre du Golfe croise sa route tragiquement, une connaissance de l'université resurgit et enfin sa dernière affaire de contrefaçon semble sur le point d'échouer. Beaucoup de bouleversements dans sa petite vie bien ordonnée...
Je songeai également que la ville était comme un immense esprit inconscient. On ne peut jamais la connaître. Chercher à cataloguer ses lieux historiques ou sa géographie en transformation constante, ou ses migrations et ses voies navigables, ses rumeurs et ses mythes vous rendrait complètement dingue. On ne pouvait qu'approcher certains des rêves créés par ce moteur géant et inconscient. Le connaître comme Stinx, à travers ses galeries d'art et ses repaires de drogués ; ou comme Jaz, à travers ses bains publics ou ses séances de photos de mode ; ou comme Antonia, à travers ses milliers de SDF et ses abris rudimentaires ; ou comme moi, à travers ses pubs et sa bureaucratie. Parfois, nos rêves planent ensemble, se frôlent et s'agglutinent ; on se console alors en songeant qu'on a trouvé une île au coeur du torrent des rêves. Une petite masse concrète de conscience. Un mirage.
Mémoires d'un Maître Faussaire est un court roman sympathique, le cheminement de William Heaney vers la rédemption ou le pardon est agréable et très fluide. L'argument fantastique très léger sert efficacement le récit, sans excès. Un très bon moment.
Elle m'a donne envie de la lire : Mes imaginaires.
Une lecture commune avec Lhisbei.