La séparation de Christopher Priest
1936
Jack et Joe Sawyer
sont des vrais jumeaux mais ils ont quand même une différence. Jack ne vit que
pour l’aviron et les jeux olympiques qui approchent tandis que Joe est bien
conscient de la situation politique.
Les jeux seront pour eux le début de la séparation, tandis
que Jack fêtera leur médaille et rencontrera Rudolf Hess, Joe s’occupera de
faire sortir la fille d’amis de leurs parents, Birgit, d’Allemagne.
Quand la guerre éclate Joe se déclare objecteur de conscience
tandis que Jack s’engage dans la
RAF. Le fossé qui les séparait déjà devient alors un abîme.
Le lendemain soir, alors que j’étais rentré à la base, il
m’a appelé d’une cabine téléphonique. Je l’entendais mal, nous ne disposions
que de trois minutes, mais son excitation était quasi palpable.
« Le gars dont je t’ai parlé, c’est un certain Sawyer,
a-t-il crié. J.L. Sawyer. Tu le connais ?
- C’est mon pilote, papa. Je te l’ai déjà dit il y a je ne
sais combien de temps, quand je suis arrivé ici. Il figure sur la photo de
l’équipage que je t’ai envoyée.
- Son nom ne devait rien me dire à ce moment-là. Mais
écoute, je me suis renseigné sur lui dans un livre de la bibliothèque. Il
a remporté une médaille de bronze pour la Grande-Bretagne.
- Une médaille de bronze ? ai-je répété bêtement. Comme
aux jeux olympiques ?
- Exactement. Il était à Berlin en 1936. Les fridolins ont
gagné, mais la course a été serrée, et on est arrivés bons troisièmes. Il en
parle de temps en temps ?
- Non, jamais. Pas à moi en tout cas.
- Pourquoi tu ne lui poserais pas la question ? C’était
quelque chose, aller en Allemagne comme ça et remporter quelques médailles.
- Dans quelle discipline concourait-il, papa ? La
course ?
- L’aviron. Le deux de couple. Ca me revient, maintenant. Je
l’ai entendu à la radio, à l’époque. C’étaient son frère et lui, des vrais
jumeaux, des Sawyer. Ils ont fait honneur à l’Angleterre, ça, c’est sûr.
- Et son frère ? Tu sais comment il s’appelle ?
- Il n’y a pas les prénoms, dans le livre. Juste les initiales.
C’est ce qui est curieux, avec ces deux-là. Ils ont les mêmes : J.L. Ils
s’appellent tous les deux J.L. Sawyer.
- Est-ce que tu sais si l’un d’eux est Jack ?
- Non… Il y a juste J.L. pour les deux. »
La conversation a été interrompue, lorsque mon père s’est
trouvé à court d’argent.
1999
Stuart Gratton, historien, s’intéresse à un certain J.L.
Sawyer brièvement cité dans les mémoires de Churchill comme objecteur de
conscience et pilote de bombardier… Grâce à une annonce, il récupère le journal
de Jack Sawyer conservé par sa fille.
Pourtant un témoignage récupéré auprès d’un membre de son
équipage le contredit quant au dénouement des évènements intervenus au cours de la nuit du
10 au 11 mai 1941.
D’autres documents se succèdent confirmant ou infirmant
cette version jusqu’au journal de Joe, conservé par la Croix Rouge pour qui il a
officié pendant le Blitz.
Ce n’est pas tant le sort de chacun des frères qui
différent que le cours de la guerre suivant la réussite ou non de la mission de
Rudolf Hess. A-t-il rallié l’Ecosse en avion cette nuit là ou a-t-il été
contraint de renoncer du fait de la chasse allemande ?
Dans ce récit très habile, Christopher Priest nous présente deux dénouements à la Seconde Guerre Mondiale, le notre et l’un très différent. Lequel correspond à la réalité de J L Sawyer ? Joe a-t-il disparu à Londres pendant les bombardements ? Jack a-t-il survécu à sa chute dans la mer du Nord ?
Un texte magnifique, deux récits entremêlés, l’un étant le
miroir de l’autre. Pendant que Jack bombarde des villes allemandes, Joe tente
de sauver des vies à Londres. Lequel des frères Sawyer, Churchill a-t-il
rencontré et en quelle occasion ?
Beaucoup d’interrogations menant à un final magistral. Christopher Priest m’avait enchanté et déçu avec Le Prestige, le texte était maîtrisé mais pas la conclusion du roman, ici ce n’est absolument pas le cas. On est mené dans ses deux variations autour d’un même évènement. Le rapport développé entre eux par les jumeaux est fascinant, mélange d’une volonté de ne pas se ressembler et du manque de l’autre en cas d’absence. Un roman très marquant.