Je reprends mes esprits, la main crispée sur une carte, un goût amer dans la bouche. Un goût de sable, de poussière et de tristesse. Il y a eu le navire. Ma mère a-t-elle accouché à bord ? Il y a eu l'arrivée, après de longues semaines, à Messina. Elle croyait encore à l'amour d'Alberto. Elle espérait qu'il la retrouve, même ici, au coeur de la Nécropole où elle s'était réfugiée. Je sais, à présent, que mon pouvoir l'en a empêché. Je sais qu'aucun rite, aucun philtre n'a pu briser la barrière que j'avais érigée sans en avoir conscience. Elle m'a haïe, pour ça.
Je retourne l'arcane. C'est la Treizième, La Vieille, qui prend ma mère dans ses bras et l'emporte...
Dernières chimères. Dernière vision ?
Matricia, ravagée par la peste, siège du pouvoir de Kebahil, d'où il a tissé ses intrigues et monstruosités à travers l'archipel. Alors qu'Alino Tengelli, avatar modeste de Kebahil, triomphe dans Lysania, la capitale désertée par les humains et hantée par les monstres, Dionisia, sa nièce, vient à lui pour le défier... Commence alors un jeu étrange, chacun tirant des atouts d'un jeu de tarot ensorcelé sacrifiant une partie de son âme (ou d'un fétiche) tout en relatant des évènements marquants de son existence. Chacun cherchant à affaiblir son adversaire avant de porter le coup fatal...
Alino demeura quelques instants, immobile, les yeux voilés de larmes. Sa peau - mais peut-être n'était-ce qu'une illusion née du jeu des flammes et de l'obscurité ? - avait pris des reflets de cendre, ses joues hâves se creusaient d'ombres. Avec son costume de scène, habit de velours écarlate serti d'or brillant, il ressemblait à un pantin de bois - et Dionisia devinait sans peine qui tirait sur les fils invisibles. Pauvre Alino ! Sa vie entière, il n'aura été qu'un jouet : celui des Tengelli et de Ruben, le démon qu'ils servaient en croyant le dominer ; celui de Kebahil, qui trouvait en lui un esclave aveugle et dévoué.
Récits enchevêtrés, guidés par le tirage des cartes, moments marquants de deux existences tourmentées. Petit à petit le tableau prend forme, histoire perverse des Tengelli, genèse du retour de Kebahil, vengeance de Dionisia...
Giuditta n'a rien dit de cela ; certaines plaies sont si douloureuses, si profondes qu'elles ne savent être exprimées. Il m'a suffi d'effleurer ses pensées d'abord, puis, profitant de son sommeil, de plonger dans sa psyché, pour découvrir les horreurs dont elle a été la victime. Son âme est un champ de ruines dévasté par la peur, la honte, la souffrance et la résignation, spectres dont les silhouettes sont celles de ses bourreaux. J'aimerais l'aider, parcourir ce territoire désolé en chassant cela de son esprit, bâtir pour elle de nouveaux édifices, retraites où elle pourrait panser ses blessures et recouvrer le talent qu'on lui a ravi. Mais je ne le puis ; il faudrait, pour cela, que je renonce à la seule chose qui m'importe encore : la vengeance, dont elle est la clef.
Au fil de ses tranches de vie, les frontières se brouillent, Alino devient plus pathétique, Dionisia plus ambiguë, aucun de ses deux être n'est manichéen. Victimes pathétiques, motivées par un puissant et implacable désir de revanche. En comparaison, le personnage d'Angelo, déjà croisé dans Cytheria, parait plus fade, porté par son spleen.
Matricia est un roman très prenant et atypique. Bras de fer élégant sur fond de fin du monde, l'ambiance étouffante est extrêmement bien rendue, on retrouve les tensions d'Arachnae déclinées sous l'angle familial. Captivant et difficile à fermer une fois dedans, Matricia est indéniablement une réussite. Un excellent roman qui clos cette première époque de l'Archipel des Numinées avec maestria.
Ils m'ont donné envie de le lire : le Traqueur Stellaire et Gromovar.