Outrage et rébellion de Catherine Dufour
LAMONTE : Le gastrique massage était fondamentalement dangereux ! Il y a quelque chose de dangereux à parler de colère et de révolte.
En pension’, il n’y avait pas que les ruinés et les médaillés : il y avait les blanchets, la majorité, tous ceux qui n’osaient pas rejoindre les uns ou les autres, ou qui n’y arrivaient pas. Ceux qu’on avait envoyés bouler des ruines parce qu’ils tenaient mal les drogues et ceux dont les frat’ ne voulaient pas parce qu’ils étaient trop laids, ou trop timides, ou pas doués en disciplines tradi. La pension’ était un milieu très hiérarchisé. En prison, les gens se débrouillent toujours pour se créer une loi encore plus dure que celle qu’impose la prison !
Ca leur donne l’impression de maîtriser leur vie. Et la pension’ était une prison, bordel !
Catherine Dufour nous entraîne au sein d’une curieuse
institution vers la fin des années 2320 : la pension’. Dans ce
prolongement du Goût de l’Immortalité, nous découvrons ce curieux établissement où les gosses de riches sont enfermés à partir de sept
ans pour une petite dizaine d’année. Un univers complètement clos, en dehors du
réseau et séparé physiquement du reste du monde par de vastes étendues
désertiques et polluées.
Si le Goût de l’Immortalité était quelque peu sombre, celui-ci l’est encore plus, faunes et flores ont disparus, la terre est polluée et les humains ne vivent plus que dans trois environnements : les tours, la suburb ou les caves…
La pension’ est une exception, un prolongement des tours. Les enfants sont instruits et récompensés suivant leur résultat, la compétition est âpre. Mais ce système compte son lot de rebelles et parmi eux marquis (on reprend la bonne habitude de ne coller des majuscules qu’aux choses qui n’existent plus comme les Animaux par exemple). Le sexe et la drogue sont facilement trouvables au sein de la pension’, la révolte s’exprime alors de manière plus radicale : musique mal jouée, nihilisme, distillation de drogues maisons à partir de n’importe quoi. Marquis et son groupe étouffent, ils expriment leur rage à travers leur musique et une attitude des plus trash.
LEIGH : A un moment, on a commencé à être punis de partout. Je veux dire : avec l’administration, ça craignait. On n’avait plus le droit à rien.
Il faut savoir qu’en pension’, ton sort dépendait de ton comportement. Le règlement prévoyait de fournir quoi ? Statutairement, une natte et un bol de saveur-Riz. Le reste, il fallait le mériter. Et nous, on ne méritait plus rien, alors on bouffait du saveur-Riz sur notre natte. On faisait des flocons avec le saveur-Riz, beurk, parce que ça prend plus de place dans l’estomac, et quand on avait trop faim, on allait péter la gueule d’un médaillé et on lui fauchait sa ration ! Voilà. Ca valait mieux que de manger sa natte, non ?
Malgré la répression de plus en plus vicieuse et subtile de l’administration de la pension’, ce mouvement néo-punk continue, prend de l’ampleur. Quand arrive un évènement tragique, le couperet tombe, le contrôle des pensionnaires se radicalise et marquis disparaît.
IVE : « Au-dessus, les tours. Des dieux dans des boites ! Avec leurs serviteurs, et leurs parasites.
Au-dessous la suburb. Des démons dans des caissons. Les mêmes !
Deux tyrans superposés, roulés dans les mêmes vagues de corruption et d’illusion.
Au milieu, les caves.
Les caves leur font peur. Les caves sont dangereuses. Les caves touchent le sol ! L’atmosphère ! Germes et toxines ! Et le terrible soleil.
Ils nous appellent « les Rats ».
Oui, je veux bien qu’on m’appelle : le Rat. »
Marquis ne s’est pas vaporisé, transféré ailleurs il réussi
à saboter la navette automatisée qui le transporte, pour échouer dans les
caves. Un environnement toxique,
dangereux, auquel il est totalement inadapté. Recueilli, soigné et mis au tapin
dans l’attente d’une opportunité de le négocier quelque part, marquis peut
reprendre sa musique. Son cri de rage trouve à nouveau une audience, un groupe
est formé. Leur influence réussit à pénétrer la suburb où ils pourront se
réfugier. A partir de ce moment, l’ambiance sexe, drogue et « rock
n’roll » redémarre de plus belle. Le nihilisme, le refus de la réalité
virtuelle et la douleurs de marquis surprennent, charment. Des groupes se
forment, la tendance se répand et dans l’ombre le mouvement est
instrumentalisé.
SUZA : Er, déjà à la base, c’était mordre et se faire mordre ; faire circuler les germes. Quand tu étais en environnement er, il pouvait se passer n’importe quoi. Il devait de passer n’importe quoi. Et çà, comme mentalité, c’est très dangereux, surtout dans un milieu aussi bouclé que la suburb. La suburb n’était pas un milieu viable.
Le mouvement musical devient politique, la révolte d’un
gamin, écorché vif, devient une révolution…
Catherine Dufour tranche résolument avec ce qu’elle a pu faire précédemment. Si vous avez trouvé « Quand les dieux buvaient » vulgaires , passez votre chemin ici c’est punk : on s’encule en couronne, se suce, s’automutile et se défonce en s’injectant tout et n’importe quoi dans les veines.
L’univers du Goût de l’Immortalité est devenu encore plus sinistre et aliénant, l’humanité survie et stagne, marquis sera l’électrochoc qui la réveillera. Pour narrer cette révolution punk qui ne se disparaît pas étouffée dans sa gerbe ou en publicité pour des téléphones portables (Iggy Pop était bien punk non ?), l’auteur retranscrit les témoignages des protagonistes de cette époque, parfois acides les uns envers les autres. Marquis, renfermé sur lui-même est quasiment absent de ces points de vues. Le texte a donc une allure de documentaire avec copyright en prologue (une réminiscence d’Appel d’Air ?) et générique de fin (avec date de décès pour certains individus)…
La technique est efficace, sans grande description, l’univers prend forme et son horreur se déploie insidieusement. Réussissant même à surprendre avec un twist ou deux, malgré les insinuations de ces personnages qui témoignent après les faits.
Un roman à part, alternant défonce nihiliste avec prise de conscience politique et évènements historiques. Les personnages sont sales, haïssables, opportunistes et sacrément tortueux pour certains.
Une fresque crépusculaire, amère, qui secoue très fort…
DELETION : […] L’espace réel – ça me fait peur. Parce que je suis agoraphobe, n’est-ce pas, comme tout le monde, mais – la race humaine est repartie pour coloniser tout ce qu’elle peut après s’être repliée sur elle-même pendant deux ou trois siècles et, si j’ai un peu compris le passé, j’ai pas mal de raison d’avoir peur. Pas pour moi, n’est-ce pas ? Pas pour nous.
Pour tout le reste.