Le codex du Sinaï d’Edward Whittemore
Dans tous les cas, notait humblement l’aveugle, les hommes
tendent à devenir des fables et les fables des hommes, tant et si bien qu’en
fin de compte, il importait sans doute peu qu’il évoquât le passé ou le futur.
En fin de compte, cela devait revenir au même.
Le codex du Sinaï est une fresque étrange, émaillée de
personnages improbables, fantastiques…
Gérard Klein qualifie le roman d’inclassable comme quelques
œuvres parmi lesquels se trouve Lewis Carroll, Neal Stephenson et Umberto Eco.
Personnellement, c’est avec ce dernier que je trouves le plus de similitudes
notamment pour L’île du jour d’avant et Baudolino, en plus drôle. Quoi qu’il en
soit Whittemore a un style beaucoup léger qu’Eco et le roman se dévore rapidement.
Les ambiances changent au fil des pages et on passe rapidement de l’humour
débridé à l’ironie acerbe pour finir sur une note désenchantée, la fin d’un
rêve…
Quant à la masse de ses compatriotes, traditionnellement
partisans de l’envoi massif de troupes à l’étranger, ils furent consternés de
lire sous la plume de Strongbow que toute expédition militaire n’était qu’une
manifestation détournée d’une maladie sexuelle, plus précisément une peur bien
ancrée de l’impuissance.
Dans le livre XII, et quatre-vingt-dix millions de mots plus
tard dans le livre XXII, il faisait remarquer que le verbe foutre et ses
formules dérivées étaient les injures préférées des impérialistes et des
patriotes. Ainsi, à l’en croire, quand on levait une armée, c’était en général
parce qu’on ne pouvait pas lever autre chose.
Skanderberg Wallestein, noble albanais reconverti en moine
découvre la plus ancienne version de la bible à Jérusalem. Effrayé par
l’incohérence du document qui remet en cause les fondements des trois religions
monothéistes, il entreprend de façonner un faux plus authentique avant de
cacher l’exemplaire original et de disparaître.
Plantagenêt Strongbow est un noble anglais qui rejette les
conventions et l’hypocrisie de la société victorienne. Il arpentera le Moyen
Orient durant une bonne partie de sa vie et publiera une œuvre explosive sur
les mœurs sexuelles.
Hadj Harun prétend avoir vécu des milliers d’années et
consacré sa vie à Jérusalem…
Joe O’Sullivan Beare, révolutionnaire irlandais en fuite
devient à Jérusalem un vétéran d’une guerre ayant eu lieu avant sa naissance.
Stern rêvant d’un Moyen Orient libre, uni et multi
confessionnel se livre au trafic d’armes dans l’espoir de réaliser son rêve.
Tous ses personnages et bien d’autres s’entrecroisent au
Moyen Orient, les rumeurs des actes des uns devenant des légendes pour les
autres. La bible originelle du Sinaï devenant le vecteur de nombreux fantasmes,
les destins devenant ironiquement similaire malgré des années d’écart et des
donnes de départ différentes.
Une évocation du Moyen Orient de 1840 à 1942, drôle, acide,
ironique et finalement amère.
Un magnifique texte que je relirai avec plaisir tant il est
riche et brillant. Magnifique…
Il n’y avait que hadj Harun pour veiller sur eux, silhouette
pathétique avec son casque rouillé et son burnous jaune en lambeaux,
brandissant son épée, prêt à charger le soldat turc qui venait de franchir la
porte et braquait un fusil sur son ventre.
Pourquoi faisait-il ça ? Il serait mort avant d’avoir
fait un pas. Pourquoi donc ? Au nom de quoi ?
Au nom de Jérusalem, bien entendu. De Jérusalem, son mythe
bien aimé.
Il se dressait une nouvelle fois devant les
Babyloniens, les Romains et les innombrables armées de tous les
conquérants, prêt à les empêcher de conquérir sa Ville sainte ravagée par les
flammes et la fumée, ce vieillard à moitié mort d’inanition, avec son casque
ridicule et sa cape déchirée, vacillant sur ses jambes grêles, animé par ses
visions du Prêtre Jean et de Sindbad le Marin, humilié et insulté, complètement
égaré, prêt à charger une nouvelle fois. Comme il l’avait dit le jour de leur
première rencontre : Quand on défend Jérusalem, on est toujours dans le
camp des perdants.