Jack Barron et l’éternité de Norman Spinrad
« La curiosité, la fascination, la peur et le mépris se
nouaient dans son estomac lorsque Sara Westerfeld descendit de l’automobile arrêtée
devant l’entrée du Complexe central d’Hibernation de Long Island. Un temple, se
dit-elle éblouie par la blancheur du gigantesque édifice dédié à la mort. Un temple égyptien
ou aztèque où les prêtres rendent un culte au dieu de la laideur et prient pour
se concilier les idoles à tête de serpent dans l’espoir de conjurer le dieu
sans visage auquel ils continuent à rendre hommage dans la peur. Dieu de la mort sans visage, comme un grand édifice blanc sans fenêtres ; et à l’intérieur
des momies froides, dormant dans leur sarcophage d’hélium liquide, attendent d’être
ressuscitées. »
Premier contact avec la prose de Norman Spinrad, wouf ça décoiffe ! Un style percutant dans des Etats-Unis post hippies imaginés en 1968 et pourtant proche de nous d’une manière terrifiante. Une Amérique engluée dans son bipartisme, offrant toutefois aux afro-américains un état, le Mississipi, cloaque de pauvreté sur lequel règne de manière désabusée la CJS (Commission pour la Justice Sociale) face à ses propres échecs. Une Amérique où les drogues dites douces auraient été dépénalisées.
Dans ce pays pas totalement fantasmé, une émission télévisée
emporte tous les suffrages : Bug Jack Barron. Reality show justicier
façon TF1, le prime time et l’influence et l’audience en plus. Barron d’un
simple appel peut briser la carrière de n’importe quel politicien ou
fonctionnaire. Prudent et cynique l’animal prend toutefois garde de ne jamais
se frotter trop agressivement aux puissants, jusqu’au jour où une émission
dérape suite à la défaillance d’un sénateur appelé pour sauver les meubles de
la Fondation pour l’immortalité humaine. Le dit sénateur, candidat potentiel à
la présidence se révèle incapable de repousser une accusation de ségrégation
raciale proférée à l’encontre de la
Fondation appartenant à son soutien financier : Benedict Howards.
La blessure ne serait pas mortelle si Howards n’était depuis
peu le détenteur du secret de l’immortalité et bien décidé à garder le monopole
sur sa découverte pour contrôler le pays.
Le milliardaire prend ombrage du coup de canif et le bras de
fer avec Jack Barron, géant des médias commence. Peut on lutter contre quelqu’un
qui manipule sans vergogne cent millions
de téléspectateurs ? Peut on lutter contre quelqu’un qui tel le diable
agite la possibilité de l’immortalité et possède cinquante milliards de dollars ?
« Tu veux que je te dise, tu es cinglé, Jack ! fit Gelardi le plus sérieusement du monde. Tu passes ton temps à me répéter qu’il ne faut pas tirer la queue des tigres, et qu’est-ce que tu fais maintenant, tu fais piquer une crise à Howards et au lieu de lui passer la main dans le dos tu l’envoies chier. Et comme si on n’avait pas assez d’emmerdements pour le moment, tu voudrais faire une émission entièrement dirigée contre lui. Tu t’es bourré la gueule avec quelque chose de plus fort que les Acapulco Golds, ou quoi ?
- Ecoute, Vince. En deux mots, nous avons des ennuis. Howards
est convaincu que je lui en veux à mort, et je n’ai rien pu faire pour le
persuader du contraire. Il m’a prévenu qu’il était parti pour avoir ma peau, et
tu sais comme moi qu’en y mettant du temps il y parviendra. A ce stade, sachant
qu’il n’écouterait pas la douce voix de la raison, je lui ai dit d’aller se
faire foutre et je l’ai menacé à mon tour. Je lui ai dit que ce qui s’est passé
cette semaine c’était de la plaisanterie à côté de ce qui l’attend s’il
continue à vouloir me chercher des crosses. C’est pourquoi on lui colle la
prochaine émission dans les fesses, histoire de lui montrer que n’étaient pas
des paroles en l’air et que même un type de la stature de Howards n’a rien à
gagner à faire vraiment suer Jack Barron. La prochaine fois il se tiendra à
carreau. Il croit que son projet de loi passera comme une lettre à la poste. Je veux lui
prouver que je peux tout remettre en question si seulement il me donne assez de
raisons de courir le risque. Nous lui montrerons nos griffes, et il rentrera
les siennes. »
Tout commence comme la simple confrontation entre deux ego hypertrophiés puis dégénère dans un conflit où toutes les manipulations sont possibles et où le bluff à plus d’importance que le reste.
Le style sexe, drogue et rock’n roll de Norman Spinrad est
très surprenant au premier abord mais sers parfaitement la narration pour
illustrer les état d’âmes, du pourtant très cynique, Jack Barron.
Pouvoir des médias, manipulations politiques, corruptions,
ségrégation larvée, les réflexions sur cette Amérique sclérosées sont
nombreuses, fines et très actuelles. Il n’en reste pas moins que la traduction
de1971 commence un peu à vieillir et que le personnage de Sara m’a semblé un
peu caricatural mais que cela ne vous arrête pas, Jack Barron et l’éternité est
un magnifique roman tiroir mêlant de nombreux thèmes dans un style échevelé.